Actualités Démocrates d’Europe du 31 août 2015.
L’EUROPE DONT NOUS NE VOULONS PLUS*
Au-delà du choc que les événements grecs représentent pour certains des partisans du projet européen, trois enseignements s’en dégagent. D’abord, la nature de plus en plus autoritaire de l’Union et ensuite, l’incapacité d’une communauté fondée sur une promesse de paix à tirer la moindre leçon de l’histoire, même récente, même violente, dès lors qu’il lui importe avant tout de sanctionner les mauvais payeurs, les fortes têtes. Et enfin, le défi que pose ce césarisme amnésique à ceux qui voyaient dans l’Europe le laboratoire d’un dépassement du cadre national et d’un renouveau démocratique (…)
Dès le lendemain de la guerre, le projet fut impulsé par les Etats-Unis, qui recherchaient un débouché pour leurs marchandises et un glacis contre l’expansion soviétique. Mais Washington avait alors compris que, si le monde qui se disait «libre» voulait concurrencer efficacement les républiques «démocratiques» membres du pacte de Varsovie, il devait conquérir les cœurs et les esprits en démontrant sa bonne volonté sociale. Depuis que cette corde de rappel stratégique n’existe plus, l’Europe se dirige comme le conseil d’administration d’une banque. (…)
A priori, les rapports entre des nations membres de la même union, qui se retrouvent dans les mêmes institutions, contribuent à l’élection du même Parlement, disposent de la même monnaie ne devraient pas permettre ce type de machination. Pourtant, assurés de leur supériorité écrasante, tous les Etats de l’Eurogroupe, Allemagne en tête, ont imposé à une Grèce affaiblie un diktat qui, chacun l’admet, aggravera la plupart de ses problèmes. L’épisode éclaire la profondeur de la malfaçon européenne (1).
En janvier dernier, quand Syriza remporte les élections, ce parti de gauche a raison sur (presque) toute la ligne. Raison de lier l’effondrement de l’économie grecque à la purge administrée depuis cinq ans au pays tantôt par les socialistes, tantôt par la droite. Raison de plaider qu’aucun Etat au secteur productif disloqué ne saurait escompter son rétablissement s’il doit consacrer des sommes croissantes au remboursement de ses créanciers. Raison de rappeler qu’en démocratie la souveraineté appartient au peuple et que celui-ci s’en trouverait dépossédé si la même politique lui était imposée quoi qu’il décide. (…)
Toutefois, le succès au moins provisoire du projet allemand de relégation de la Grèce au rang de protectorat de l’Eurogroupe s’explique aussi par l’échec des paris, trop optimistes, engagés dès le départ à Athènes par la majorité de gauche qui espérait changer l’Europe (3). Pari, que les dirigeants français et italien l’aideraient à surmonter les tabous monétaristes de la droite allemande.Pari que les peuples européens, accablés par les politiques d’austérité qu’ils subissaient eux-mêmes, feraient pression sur leurs gouvernements pour qu’ils relaient la réorientation keynésienne dont la Grèce s’imaginait être l’éclaireur sur le Vieux Continent. (…)
A aucun moment un seul de ces paris n’a semblé en voie d’être remporté. Hélas, on ne combat pas un char d’assaut avec des violettes et une sarbacane.
…«L’Allemagne paiera» La formule, soufflée à Georges Clemenceau par son ministre des finances Louis Klotz à la fin de la Grande Guerre, était devenue le talisman des épargnants français qui avaient prêté au Trésor pendant la mêlée sanglante.
L’économiste britannique John Maynard Keynes avait compris d’emblée la vanité d’une telle politique d’humiliation et de prise de gages : si l’Allemagne, comme aujourd’hui la Grèce, ne payait pas, c’est qu’elle ne le pouvait pas…
Toutefois, leur acharnement punitif a déjà obligé les pays de l’Eurogroupe à engager en juillet trois fois plus d’argent (86 milliards d’euros) qu’il n’aurait été nécessaire si la somme avait été débloquée cinq mois plus tôt, puisque, entre-temps, l’économie grecque s’est écroulée faute de liquidités (5)… L’interminable humiliation d’Athènes aura néanmoins valeur d’exemple pour les prochains récalcitrants — Madrid ? Rome ? Paris ? Elle leur rappellera le «théorème de Juncker», quatre jours seulement après la victoire législative de la gauche grecque : «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens»(6)
Quand dix-neuf rêves s’y côtoient, un même lit ne devient-il pas trop étroit ? Imposer en quelques années la même monnaie à des peuples qui n’ont ni la même histoire, ni la même culture politique, ni le même niveau de vie, ni les mêmes amis, ni la même langue a constitué une entreprise quasiment impériale. Comment un état peut-il encore concevoir une politique économique et sociale soumise à débat et à arbitrages démocratiques si tous les mécanismes de réglage monétaire lui échappent ? Et comment imaginer que des peuples qui parfois ne se connaissent pas acceptent une solidarité comparable à celle qui lie aujourd’hui la Floride et le Montana ? (…)
Car l’inimitié ne concerne plus seulement Athènes et Berlin…«Dans les pays méditerranéens, et dans une certaine mesure en France, observe le sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’Allemagne est plus détestée qu’elle l’a jamais été depuis 1945. (…) L’Union économique et monétaire, qui devait consolider définitivement l’unité européenne, risque à présent de la faire voler en éclats» (7)
Les Grecs à leur tour suscitent des sentiments hostiles. «Si l’Eurogroupe fonctionnait comme une démocratie parlementaire, tu serais déjà dehors, car la quasi-totalité de tes partenaires le souhaitent», aurait conclu, en s’adressant à M. Tsipras, M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne (8). Et, selon une mécanique conservatrice bien connue, cette fois élevée au niveau des nations, les pauvres furent encouragés à se soupçonner mutuellement de vivre en assistés aux frais des autres, surtout quand ceux-ci étaient encore plus pauvres qu’eux. Le ministre de l’éducation estonien morigéna ainsi son «partenaire» d’Athènes : «Vous avez fait trop peu, trop lentement, et infiniment moins que l’Estonie. Nous avons souffert bien davantage que la Grèce. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés pour gémir, nous avons agi»(9). Les Slovaques s’offusquèrent du niveau, selon eux trop élevé, des retraites en Grèce, un pays que le très généreux ministre des finances tchèque aurait aimé voir «enfin mis en faillite afin de purger l’atmosphère» (10)(…)
Le danger d’un nouveau bond en avant fédéral
Le 7 juillet 2015, lors de la réunion d’un Conseil européen, plusieurs chefs d’état et de gouvernement ont signifié à M. Tsipras l’exaspération qu’il leur inspirait : «On n’en peut plus ! Ça fait des mois qu’on ne parle que de la Grèce ! Il faut prendre une décision. Si tu n’es pas capable de la prendre, on la prendra à ta place» (12). Ne devait-on pas voir là déjà le prélude, certes un peu rude, du fédéralisme qui vient ?
«Il nous faut avancer» fut en tout cas la conclusion que M. Hollande tira, le 14 juillet dernier, de tout cet épisode. Avancer, mais dans quelle direction ? Eh bien, la même que d’habitude : «le gouvernement économique», «un budget de la zone euro», «la convergence avec l’Allemagne». Car en Europe, quand une prescription détruit la santé économique ou démocratique d’un patient, on double toujours la dose. Dès lors que, selon le président français, «la zone euro a su réaffirmer sa cohésion avec la Grèce (…) les circonstances nous conduisent à accélérer» (13).
(…) Même pour ceux qui redoutent qu’une sortie de l’euro ne favorise la dislocation du projet européen et le réveil des nationalismes, la crise grecque a offert un cas d’école démontrant que la monnaie unique s’oppose frontalement à la souveraineté populaire. Loin de contenir l’extrême droite, une telle évidence la conforte puisque celle-ci ne manque jamais de railler les leçons de démocratie de ses adversaires. (…)
Dans son histoire, la Grèce a déjà soulevé de grandes questions universelles. Cette fois, elle vient de révéler à quoi en vérité ressemble l’Europe dont nous ne voulons plus.
1) Lire Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014.
(4) Lire « A Versailles, la guerre a perdu la paix », Manuel d’histoire critique, éditions Le Monde diplomatique, Paris, 2014.
(5) Gabriele Steinhauser, Viktoria Dendrinon et Matthew Dalton, « Europe reaches rescue deal for Greece », The Wall Street Journal, New York, 14 juillet 2015.
(6) Le Figaro, Paris, 29 janvier 2015.
(7) Wolfgang Streeck, « Une hégémonie fortuite », Le Monde diplomatique, mai 2015.
(8) Libération, Paris, 11 au 12 juillet 2015.
(9) The Wall Street Journal, 13 juillet 2015.
(10) Le Figaro, 3 juillet 2015.
(13) Le Journal du dimanche, Paris, 19 juillet 2015.
*extraits d’un article de Serge Halimi, directeur de la rédaction du MONDE DIPLOMATIQUE (août 2015)